J'aime les anecdotes.
Vous le savez, chroniqueur dans l'âme, j'aime raconter les "histoires de chasse", les hunting stories. A titre personnel, au niveau privé, je les trouve délicieuses. En outre, une série d'anecdotes, mises bout-à-bout, intégrées, finissent par donner naissance à une règle, une opinion, une science même.
Mais je n'aime pas les faits-divers. Rendus publics, divulgués, ils deviennent ... vulgaires, justement.
Monsieur Tout-le-monde s'en repaît, s'y complaît, et ce d'autant plus qu'ils sont sordides, cruels, infâmes. Et ils ne nous apprennent rien.
La France s'émeut, à juste titre, pour le moment, de la tragédie d'une jeune femme d'origine africaine - ce détail a ici son importance pour certaines hypothèses étiologiques - morte peu de temps après que le service destiné à gérer les cas d'urgence ait très mal abordé son cas à elle. Je ne veux jeter l'anathème sur personne, même pas sur les deux femmes dont on a entendu la voix au téléphone, l'une chez les pompiers, l'autre au central SAMU et qui ont fait preuve, à tout le moins, de fort peu d'empathie.
On ne sait pas grand chose de son dossier médical, et c'est tant mieux car le secret en ces matières, quand il ne sert pas à une protection corporatiste de la caste du personnel soignant dans son ensemble - de la téléphoniste hospitalière au professeur de l'école de médecine - doit être la règle.
La patiente a déclaré qu'elle avait mal au ventre et allait mourir. Et on nous a révélé qu'elle s'est éteinte des suites d'une "multiple organ failure". Ici s'arrête l'information et commencent mes supputations.
Pourquoi une jeune femme (22 ans) sombre-t-elle dans cet état?
Il n'y a pas trente-six hypothèses.
On a la piste hémorragique, qui est la plus vraisemblable.
On a la piste septique et/ou toxi-infectieuse, et ses variantes parasitaires.
On a la piste toxicologique.
On a la piste allergique.
Point barre, sous réserve que j'aie oublié quelque chose, après 25 ans sans pratique clinique.
Nous allons démonter l'algorithme, ou plutôt remonter celui-ci.
Elle a pu absorber un allergène majeur, ou se faire piquer, et développer des troubles de la coagulation ou une vasodilatation majeure, qui ont abouti à cet état de choc anaphylactique. Nous n'avons aucune information à ce sujet.
Elle a pu ingérer des toxiques, ou se les injecter. Cela va de substances pharmacologiques et de drogues à l'absorption fortuite de végétaux (oléandre = laurier-rose, champignons ...) ou de poison. Dans ce cas, elle-même devait le savoir. Mais nous n'en savons rien.
Elle a pu développer une septicémie à Gram négatif (point de départ urinaire ou digestif), ou un "Toxic shock syndrome" (bandes hygiéniques, accident de sport ...), ou elle souffrait peut-être de paludisme (ou d'une hémoglobinopathie ou de favisme). Elle a pu aussi subir les conséquences d'un avortement septique (clandestin généralement).
Enfin, elle a pu subir un traumatisme (violence), une hémorragie liée à une rupture aortique (rare chez une femme jeune) ou, plus vraisemblablement, gynécologique (avortement traumatique, rupture d'une grossesse ectopique ...). Je crains bien, mais avec un degré de certitude faible, que ce soit ces dernières hypothèses les plus vraisemblables.
Mon professeur de gynécologie, qui est également l'accoucheur qui a mis au monde ma fille, Virginie, a milité de manière intense pour la dépénalisation de l'avortement en Belgique, dans les années qui ont précédé la loi de 1990. Il a été condamné (avec sursis) pour cela. Un groupe de praticiens hospitaliers avait suivi l'exemple magnifique de Willy Peers. J'ai aussi eu la chance de côtoyer des gens formidables comme Georges Soumenkoff et Jacqueline Greindl, qui ont oeuvré dans la même direction. Le premier cité, Jean-jacques Amy, rappelait dans ses cours le nombre d'appels similaires que le SAMU belge recevait, dans les années '80: "Allez à cette adresse, il y a une femme qui ne va pas bien". C'était toujours la faiseuse d'anges qui abandonnait - par force - la victime de ses erreurs de "manipulation". Et souvent, l'état médical de la pauvre femme était catastrophique.
Ici donc, une jeune femme dans la détresse,
incapable de former un autre numéro de téléphone,
isolée socialement et africaine, est morte
car la société n'a pas réagi avec efficacité.
On doit pouvoir faire mieux.
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