La scène se déroule vendredi matin.
Nous dégustons, longuement, avec un sommelier réputé et, je dois le dire, extrêmement attentif et réceptif.
Il apprécie nos vins, qu'il découvre avec un certain étonnement.
Cela fait presque vingt ans qu'il gère la cave d'une très belle adresse du Sud-Ouest.
Nous avons passé en sa compagnie un moment agréable et instructif.
Au bout d'une heure et demi d'explications, il s'interroge:
"Comment se fait-il, avec des vins de cette qualité, qu'on ne vous connaisse pas?"
La question fait plaisir, bien sûr, mais elle mérite qu'on s'y attarde.
Interdit, dans l'urgence, je lui ai fait la réponse qui me venait à l'esprit et qui représente sans doute une partie de la réalité: "Car j'ai mauvais caractère et car je ne m'entends pas avec les prescripteurs autorisés de la presse spécialisée".
Revenons en arrière. J'ai élaboré, d'emblée, des vins qui me plaisaient, même au-delà de mes espérances les plus optimistes. C'est facile de faire du "bon" vin, dès lors que les raisins sont sains et que leur prix de revient n'est pas pris en compte. Je produis sans doute parmi les raisins les plus chers de France, au kilo, si on ne fait pas intervenir l'investissement cadastral dans le calcul global. Mais ces vins sont faits pour des amateurs traditionnels, ayant comme modèle le bourgeois occidental du nord, appartenant à ma génération. C'est ce consommateur que j'avais fréquenté et c'est à lui que je destinais ma production.
Or, je ne suis pas arrivé à m'implanter sur le marché britannique faute de moyens et faute d'avoir réellement essayé. Je ne suis pas non plus arrivé à vendre du vin en Autriche, en Allemagne ou en Suisse, malgré des tentatives réelles, au début.
Je suis arrivé à trouver des revendeurs, et un public, dans mon pays d'origine, grâce à la notoriété dont je disposais parmi les aficionados et grâce à la curiosité générée par la nouveauté et par mon aventure. Mais mon crédit a décliné bien vite. Beaucoup de marchands de vin - pas tous - cachent en fait un vigneron manqué. Et là, mon caractère a joué, entraînant une espèce de jalousie, de refus de mon manque d'humilité. Il aurait fallu que je leur cédasse la place qu'ils n'ont pas: celle de petite vedette qui a su "trouver" un bon petit vigneron inconnu.
Et je n'ai pas été capable de le faire, par manque de finesse, par excès de quant-à-soi ou, peut-être, par dégoût du rôle. J'en accepte la responsabilité et c'est dans cette mesure que ma personnalité est la cause de mon échec commercial en Belgique.
Pour la France, cette explication ne tient pas: personne ne me connaît et c'est plutôt Christine qui établissait les premiers contacts. Mais la France est un pays producteur, c'est-à-dire que chaque Pierre, ou chaque Ginette, possède un lointain cousin vigneron et pense donc avoir reçu la connaissance du vin en héritage, par le sang. De plus, ce pays est incroyablement traditionaliste et réfractaire au changement. Que le Roussillon puisse produire de fort bons vins, et qu'il faille les payer un prix correct, cela n'est pas encore entré dans les moeurs. Qu'on se passe de bouchons en liège - la garantie du bon pinard bien français - n'est pas encore accepté partout.
Enfin, que les magazines et leurs reporters-vedettes ne vous couvrent pas d'éloges paraît suspect.
Or, moi qui ne comptais pas sur l'hexagone, à l'origine, pour écouler une partie de ma production, je me suis retrouvé à vendre presque la moitié de mon vin en France, dès lors que Christine a souhaité visiter les bons restaurants. Et là, nous pouvons nous flatter d'un succès relatif. Environ 100 clients, tous de qualité, répartis sur 18 départements du sud de la France (plus près de chez nous) nous mettent à la carte et parmi eux un bon nombre d'étoilés. Leur point commun est de proposer une cuisine de grande qualité et sincère, d'une part (le chef donc) et aussi de comprendre au moins un membre du personnel passionné de vin et compétent (la sommellerie donc), d'autre part.
Tous nos clients proposent "de la bonne bouffe" et tous possèdent une carte des vins "intelligente".
Mais ceci prend du temps - 10 ans de prospection pour Christine - et beaucoup de présence persévérante. Dès qu'on ne vous voit plus durant quelques mois, un collègue place ses vins à votre place. Et ils sont bien souvent bons aussi, avouons-le.
Enfin, vous pourriez m'objecter que, finalement, mes vins ne sont peut-être pas fameux.
Mais ce n'est pas ce que nous disent la majorité des connaisseurs, professionnels ou amateurs.
Donc, sans avoir jamais participé au moindre "grand salon" de vin, pour l'export*, et sans disposer de l'appui de la presse en vogue (ni d'aucune autre d'ailleurs), pour le marché national, vendre une dizaine de milliers de cols par an à la seule force des roues d'une Kangoo diesel, ce n'est pas si mal.
Mais, ce sommelier de renom a raison: on ne me connaît pas, après 13 ans d'existence.
"Goede wijn behoeft geen krans"
"Good wine needs no bush"
"Gute Ware lobt sich selber" ...
Ce n'est pas si sûr!
*: Je refuse de payer le droit d'inscription scandaleux demandé par les organisateurs pour avoir l'honneur
d'installer un stand sous leur chapiteau. C'est un VOL organisé, même si j'admets que cet investissement
s'avère sans doute rentable, in fine.
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Michel Smith (Saturday, 06 October 2018 17:07)
Si vous réussissez cette présence chez certains restaurateurs de qualité, c'est bien parce qu'ils sont les premiers à comprendre le poids de vos efforts à la vigne comme sur les routes de France. Ils sont exigeants envers eux-mêmes comme vous l'êtes tous les deux dans votre choix de vie, dans votre raison d'être.
Charlier Luc (Saturday, 06 October 2018 17:47)
Merci Michel. Tu as sans doute raison.
Autant j'émets des réserves envers les "artistes" de tout poil, autant les vrais artisans, qui doivent maîtriser une TECHNIQUE - à l'instar d'ailleurs d'un peintre, d'un sculpteur, d'un musicien encore plus - ont souvent du mérite. Et les restaurateurs font partie du lot.